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SHIVA NATARAJA, Seigneur de la danse
Dieu en tant que Danseur cosmique... Ce symbole est unique, l'un des plus célèbres de toute la culture hindoue classique, ainsi que le plus riche et le plus éloquent de tous les symboles qui, dans les cultures mythologiques du monde entier, ont tenté de représenter la divinité dans toute sa puissance, en une image qui évoque instantanément sa nature fondamentalement duelle, créatrice et destructrice. L'icône de Nataraja trouva sa forme canonique dans les statues de bronze qui virent le jour sous la dynastie Chola, au Xème siècle, et c'est ce modèle qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, avec toutefois des variantes d'une reproduction à l'autre, au gré de l'inspiration de chaque artiste. À juste titre, les Hindous y voient l'expression la plus achevée, la plus parfaite, de toute leur production plastique, pourtant éminemment diversifiée et d'un raffinement savant. Nataraja signifie littéralement “Maître de la Danse”, et il est devenu usuel de nos jours d'accoler le terme “cosmique” à cette danse... Pourquoi ? Notre esprit est empli d'images de la Totalité cosmique, grâce à l'exploration spatiale, et nous avons développé une grande agilité à passer abruptement de l'infiniment grand à l'infiniment petit, parfois sans en prendre conscience, en utilisant tout simplement les technologies actuelles. Aussi, qu'il soit situé en Inde ou en Europe, l'esprit contemporain saisit en un millième de seconde les implications diverses et parfois contradictoires des innombrables symboles qui nous entourent. Et devant l'icône de Nataraja, on capte intuitivement le sens réel de cette auréole enflammée qui jaillit du lotus sur lequel danse le dieu et qui l'entoure d'un arc ardent : c'est la danse de la matière, Prakriti, développant le vaste cosmos et l'irradiant de plus en plus loin, au gré des pulsations de vie universelle... Shiva est ici Parameshvara, l'Âme primordiale, la troisième des trois perfections qu'incarne Shiva : le Suprême Mahadeva, Shiva-Shakti, Père-Mère de l'univers. Incarnant cette perfection, Shiva est alors une personne divine, à la fois Père-Mère, dotée d'un corps complet, qui agit, veut, bénit, apparaît, guide, crée, protège, réabsorbe en détruisant, obscurcit ou illumine... et danse. En témoignent les boucles d'oreille différentes de sa forme Nataraja : à son oreille droite, un pendant masculin, à la gauche, un pendant féminin, ce qui implique que sous la manifestation masculine, c'est en fait Shiva-Ardhanarishvara qui danse. La danse universelle d'exultation, le Tandava ou Ananda Tandava: Ananda Coomaraswamy, au début du siècle dernier, avec une érudition très raffinée, distinguait trois danses essentielles parmi les milliers de danses de Shiva : 1) une danse du crépuscule dans l'Himalaya; 2) le Tandava, pratiqué uniquement dans les lieux de crémation, associée uniquement à l'aspect Bhairava de Shiva; 3) la danse Nadanta, innovée pour saluer la victoire du dieu sur les hérétiques, et qui sera refaite dans la cité de Tillai, centre du monde. La danse Tandava de Shiva exprime en un cycle perpétuel ses 5 pouvoirs : Voici donc Nataraja, le roi de la danse, alias Natesha, le roi des danseurs, qui fait vibrer le pouvoir (Shakti), l'énergie (Prana) et la vie-même de tout ce qui existe. Il revient au moment initial de la création, il est redevenu l'Être suprême lançant la Manifestation universelle. Car la danse de Natesha est la danse du cosmos tout entier, le mouvement et la pulsation rythmique qui soutiennent toute existence manifestée. Et tout ce qui existe, entité consciente ou objet non conscient, est happé dans le tourbillon de sa danse. La danse est alors expression physique de la spiritualité et parvient à ce prodige d'unification, de retour à l'unité fondamentale. Car la danse agit comme dynamisme unificateur du créé et du Créateur, et l'âme se révèle dans son identité à la Divinité. Mais au centre de ce tourbillon extatique, se tient l'immense fixité d'où tout pulse et vers où tout rebondit après avoir traversé l'espace du manifesté (et c'est peut-être là l'évocation la plus puissante et la plus mystérieuse qu'engendre en notre esprit cette auréole enflammée qui entoure le dieu). Nataraja est la fixité et le dynamisme intimement soudés l'un à l'autre. La fixité évoque cette paix surnaturelle et cet équilibre bienheureux qui se dissimule à la racine-même de notre conscience, ce que nous appelons notre centre intérieur, notre Soi. Le dynamisme, à l'image de sa chevelure volant en toutes directions, exprime l'essence de ces forces et énergies qui constituent notre univers, dont les expressions sont souvent d'une fureur insoutenable, d'une violence féroce et cataclysmique. Il faut méditer sur l'icône bien connue, celle du danseur immobilisé artificiellement par la transcription artistique d'une danse qui est à la fois extase et furie. Il faut voir en soi l'image tridimensionnelle et animée du dieu dansant pour en saisir toute la portée. Pour expérimenter à quel point ce dieu dansant est la synthèse la plus sublime qui puisse être de toutes les oppositions qui nous constituent, nous-mêmes et l'univers dans lequel nous vivons. Et son message essentiel est que le Divin est par essence ce qui contient tout et crée l'espace nécessaire où situer les oppositions perçues comme contradictions par l'homme et comme complémentarités par les sages. Extase ou folie, création ou destruction, beauté ou pouvoir effrayant : qu'importe, le danseur et sa danse sont un, tous les atomes tourbillonnent en cette unité, la totalité est l'expression de la volonté inépuisable du Créateur de créer un monde, ce monde, dont nous sommes chacun une expression essentielle.
L'icône de Nataraja cumule les symboles suivants : 1) La main droite supérieure tient un tambourin (damaru) par un geste spécial nommé “prise du damaru” et frappe le son rythmé qui met en branle la création. Le tambourin, en forme de sablier, ou de deux triangles en sens opposés joints par leurs sommets, symbolise également l'interpénétration universelle des principes féminin et masculin, dont la séparation causerait (et causera) la dissolution universelle (pralaya). Origine de la danse de Shiva : Extrait du Linga Purana Livre I, chapitre 106 – La danse Tandava de Shiva « Les Sages dirent : Suta dit : 3-7. Les Dévas étaient extrêmement affligés et blessés par Daruka. Ils cherchèrent refuge auprès de Brahma, Ishana, Kumara, Vishnu, Yama et Indra. Ceux-ci avaient appris que l'Asura ne pouvait trouver la mort que de la main d'une femme, aussi Indra et les autres dieux, travestis en femmes, l'affrontèrent-ils en une bataille rangée. Mais ils furent vaincus par l'Asura. Ô brahmanes, écoutez, ils allèrent trouver Brahma et lui racontèrent toute l'histoire. Alors, accompagnés par Brahma, ils allèrent trouver le Seigneur d'Uma, Shiva. Avec Brahma à leur tête, ils lui présentèrent leurs hommages. S'approchant du Seigneur des Dévas et accomplissant diverses prosternations devant lui, Brahma prit la parole : « Ô Seigneur, le démon Daruka est terrible ! Nous avons été battus par lui dès le tout début du combat. Il t'incombe de nous protéger en mettant à mort ce Daruka, qui est destiné à périr de la main d'une femme. 8. Entendant cette proposition de Brahma, le Seigneur qui détruisit les yeux de Bhaga, Shiva, se tourna en riant vers la Déesse, la fille du Maître de la montagne, Parvati, et lui dit : 9. « Ô splendide et gracieuse femme, voici que je te demande de t'engager pour la protection de tous les mondes, en tuant Daruka, car il est destiné à périr de la main d'une femme. » 10. À ces paroles, la Déesse, qui est la source de la création, pénétra dans le corps du Seigneur, avec le secret désir de prendre naissance à partir du Seigneur des Dévas. 11. Elle pénétra à l'intérieur du Seigneur des Dévas, qui est le plus excellent de tous les Dévas, seulement en partie (pour une seizième part de celui-ci). Mais ni Brahma ni les autres dieux ne le remarquèrent. 12. Voyant toujours la splendide fille du Maître de la montagne présente aux côtés du Seigneur Shiva comme auparavant, même Brahma, l'omniscient aux quatre visages, fut trompé par sa Maya. 13. À l'intérieur du corps du Seigneur des Dévas, Parvati se recréa un corps à partir du poison qui se trouve dans le cou du Seigneur. 14. S'apercevant de cela, l'ennemi de Kama (le dieu de l'amour), Shiva, créa Kali, la déesse au cou bleu et aux cheveux fous, qui sortit de son troisième œil. 15. Dès lors que la déesse au cou bleu vint à l'existence, la gloire de la victoire vit aussi le jour. Maintenant, Bhavani, la Dispensatrice d'existence, et Parameshvara, le Seigneur suprême, étaient sûrs d'infliger une défaite au démon. 16. En voyant Kali qui ressemblait au feu et dont le cou noir était embelli par le poison, devinant son origine, les Dévas et les Siddhas (les yogis accomplis, possédant les pouvoirs magiques), dont les chefs étaient Vishnu, Brahma et Indra, furent saisis de crainte et prirent la fuite. 17. Simultanément, un œil s'ouvrit sur le front de Kali, le contour sublime du croissant de lune apparut sur sa tête, le terrible poison s'amassa dans sa gorge, le trident aux pointes terribles apparut à son bras, ainsi que tous les ornements [du dieu Shiva] à leur place respective. 18. Avec la déesse, étaient nés les chefs des Siddhas, de même que les Pisachas (vampires), qui portaient des vêtements divins et étaient chargés d'ornements. 19. Sur l'ordre de Parvati, la grande Déesse Kali trancha la tête du démon Daruka, pour avoir attaqué et tué tant de chefs parmi les Dévas. 20. Ô les meilleurs des brahmanes, écoutez, en vertu de cette impétuosité et par le feu de cette colère, l'univers tout entier fut secoué. 21. Bhava (l'aspect bienveillant de Shiva) prit la forme d'un tout jeune garçon grâce à son pouvoir de Maya et se plaça dans le terrain de crémation, qui était alors empli de cadavres et de fantômes. Alors, Ishvara se mit à crier, désireux de boire à longs traits le feu de la colère de Kali. 22. Ô brahmanes, aussitôt qu'elle vit le tout jeune garçon, qui était en fait Ishvara, la déesse fut trompée par la Maya de ce dernier. Elle le prit, l'embrassa sur la tête et lui fit téter ses seins. 23. En même temps que le lait de ses seins, le jeune garçon but à longs traits la colère de Kali, et il devint le protecteur des centres sacrés. 24. Il prit huit formes physiques pour accomplir sa manifestation en tant que protecteur des centres sacrés. Ce fut ainsi que la colère excessive de Kali fut apaisée par ce jeune garçon. 25. Afin de la rendre propice et bienveillante, le Seigneur des Dévas, le porteur du trident, qui était enchanté de sa victoire, entreprit la danse Tandava au crépuscule, accompagné par les fantômes et les chefs des lutins. Après s'être délectée de la danse de Shiva, qui lui était telle un nectar, et s'être rassasiée à pleine gorge, Parameshvari, la Déesse suprême, se joignit à la danse au milieu des fantômes, entraînant à sa suite les yoginis pleines de joie. Tous les dieux à la ronde, Brahma, Indra et Vishnu parmi eux, se prosternèrent devant Kali et chantèrent ses louanges, puis ils tournèrent leurs prières vers la déesse Parvati. Voilà, la danse Tandava du Seigneur porteur du trident vous a été brièvement racontée. D'autres Sages sont d'avis que la danse Tandava du Seigneur résulte de la félicité du Yoga. » La danse de victoire, le Nadanta : Dans plusieurs circonstances analogues, le dieu Shiva fut amené à détruire des ennemis de la Création et de l'harmonie des mondes, et à l'issue du combat dont lui et ses alliés sortent victorieux, le dieu entame une danse de célébration, nommée Nadanta. Voici un extrait du Koyil Purana relatant la “victoire des trois mondes”: « Dans une des forêts denses du sud de l'Inde, vivait une multitude de sages qui pratiquaient l'hérésie (le Mimamsa, plus exactement). Shiva se dirigea vers eux pour réfuter leurs doctrines, accompagné de Vishnu, qui s'était travesti en une femme de grande beauté, et d'Adi Sesha, le Serpent primordial. Les sages furent d'abord incités à des disputes philosophiques, qui devinrent vite violentes, d'abord entre eux; puis ils s'en prirent à Shiva, et tentèrent de le détruire au moyen d'incantations magiques. Ainsi, un tigre féroce surgit des feux sacrificiels, qui se rua sur le dieu; mais celui se contenta de sourire gentiment, saisit le tigre et, de l'ongle de son petit doigt, le dépeça vivant et ceignit ses reins de cette peau, comme si elle était de soie. Sans se décourager de cet échec, les sages renouvelèrent leurs offrandes au feu sacrificiel, et produisirent un serpent monstrueux. Shiva s'empara simplement de ce serpent et l'enroula autour de son cou, s'en faisant une guirlande. Puis il se mit à danser. Mais un dernier génie maléfique, sous la forme d'un nain méchant, nommé Muyalaka, s'éleva des flammes et se rua sur lui. Le dieu appuya un orteil sur la petite créature et lui brisa le dos; le nain se tordit sur le sol. Alors, son dernier assaillant cloué au sol, le dieu reprit sa danse... Outre les Rishis, les dieux s'étaient assemblés pour le contempler. Adi Sesha se prosterna aux pieds de Shiva, implorant que tout être puisse avoir la grâce de contempler au moins une fois cette danse mystique. Shiva promit que tous pourraient voir cette danse dans le centre sacré de l'univers, Tillai. » La danse selon la perspective traditionnelle de l'Inde : Musique et danse sont indissociables, en tant qu'elles reflètent l'expression originelle de la Vie : à l'origine, ou plus précisément, avant l'origine, il y a ParaNada, le Son inaudible, qui est perpétuelle vibration, sans aucune caractéristique. Si aucune des Upanishads n'a clairement présenté le mode opératoire de la Création (et pour cause !), tous les enseignements relatifs au Pranava Om illustrent la nature fondamentale du son-mouvement dans le déploiement de la manifestation, aussi bien que dans le développement de la conscience par la méditation (là, la notion de plans se déployant successivement est la transposition du mouvement dans la création, puis dans les trois mondes). Dans la perspective esthétique et spirituelle de l'Inde, le rythme, et donc la danse, est forcément perçu comme l'expression la plus adéquate du dynamisme fondamental de la vie, à tous ses niveaux et, des corps célestes aux brins d'herbe agités par le vent (Vayu, le dieu du Prana), tout ondule, se ploie, se redresse, danse... La danse est donc l'expression du divin. Elle est à la fois esthétisme et spiritualité. Elle est l'activité naturelle par excellence. Seuls les rythmes diffèrent, et la conscience humaine ordinaire n'en perçoit que quelques uns. Sous l'apparente immobilité du monde dit inerte, la danse des atomes est clairement perceptible pour le yogi, mais il l'exprimera en termes de manifestations lumineuses ou de sonorités ou d'états de conscience sublimes, plutôt qu'en termes chorégraphiques. Mais le monde est Un (Unus Mundus, selon l'adage alchimiste occidental), et les dieux, comme les humains, dansent pour rejoindre le flot des énergies qui tissent la trame du monde manifesté et pour – l'ayant capté et vibrant en symbiose avec elles – les exprimer pour les spectateurs. Ainsi, on peut dire que la partie la plus importante de la danse est abstraite et invisible, elle est dans le flot d'énergies vives mises en branle ou contactées par le(s) danseur(s) et les musiciens, et reçues puis réverbérées par les spectateurs. Il y a là, de nouveau, une parfaite trinité : énergies divines, danseur-musiciens, spectateurs (lesquels sont indispensables pour ancrer et renvoyer les énergies et leurs significations conscientes, afin que se crée une parfaite circularité dynamique). Les dieux dansent, donc, et si Shiva est LE danseur pour les Shivaïtes, les autres dieux majeurs sont les musiciens, vocaux et instrumentaux, qui l'accompagnent : « Ces grands dieux et ces grandes déesses, tous créateurs majeurs dans leurs domaines respectifs, ne sont pas seulement les témoins qui applaudissent à la danse de Shiva, mais ils s'y joignent avec enthousiasme, en s'emparant de leurs instruments de musique et en lui créant un orchestre. Au signe que lui envoie le dieu dansant en relevant son sourcil, Vishnu saisit son tambour mardala, lequel, avec le grondement majestueux de ses notes, semblable au nuage qui inspire au paon l'envie de danser, ouvre la session musicale. De ses mains de lotus, Brahma s'empare d'une paire de cymbales, ostensiblement pour marquer la mesure de la danse du vainqueur de Kama (Shiva), mais en réalité parce qu'elles lui donnent l'illusion de jouer avec les seins de sa compagne, Sarasvati. Indra place la flûte de bambou sur ses lèvres, après que la nymphe céleste Rambha en ait amoureusement testé le miel, et même à travers l'excellence de son jeu musical, qui tient les mondes en haleine, Indra attire l'attention de tous par sa stature imposante. Sarasvati, la compagne de Brahma, joue merveilleusement de son luth, ayant accroché son rosaire à son oreille gauche, comme pour suggérer un rythme plus vif du jeu musical. Parvati sourit devant l'impatience à danser de son bien-aimé (Shiva), qui se prépare, attachant sa chevelure en y enroulant un long serpent et nouant une peau d'éléphant autour de sa taille. Shambhu au cœur tendre (Shiva), sachant que sa danse ne pouvait pas être captée entièrement par les yeux des mortels, accorde gracieusement la vue divine à ceux qui ne la possèdent pas. Alors, l'assemblée tout entière peut contempler la danse de Shiva, dont les mèches de cheveux tournoient et fouettent* les amas d'étoiles, tandis que ses pieds, ornés de serpents aux chevilles, martèlent la terre. (Patanjalicharita 4. 61-67)
Sources : © M. Buttex, 2009 - https://les-108-upanishads.ch/ |